Dans ces deux documents, un texte que j’ai écrit avant les répétitions et une interview réalisée juste avant la première, j’aborde en particulier le processus de la création artistique. Le premier texte est une déclaration d’intention à partir de l’étude et de l’analyse personnelle de l’opéra, un travail tout à fait essentiel afin de disposer d’un point de départ pour pouvoir commencer à travailler le premier jour des répétitions.
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« Le héro, le destin et la rédemption »
Un ballo in maschera est l’un des opéras de Verdi où la trame tient le public en haleine, car tous les éléments de la tragédie classique y sont présents. Le héro meurt pour démontrer la valeur de l’honneur. Verdi nous apparaît plus nécessaire que jamais et nous invite à un voyage à travers la passion, la haine, l’amour, la vengeance et le destin.
Le projet conçu pour Un ballo in maschera, au Théâtre de l’Opéra de Varna, offre une vision qui réunit tous les éléments de l’opéra classique, dans le but de raconter l’histoire d’un destin fatal. La manière très dépouillée dont nous présentons la trame nous est apparue nécessaire afin de faire arriver le message au spectateur de manière claire et nette. La dramaturgie transmettra de manière intégrale la voix de Verdi, sans artifice ni distorsion, faisant corps avec une direction musicale qui poursuit le même objectif : récupérer la tradition et les valeurs verdiennes.
Sur scène, un grand triangle se précipite sur les personnages ; symbole des pouvoirs telluriques, voilà une position depuis laquelle Ulrica augure un final tragique. Au milieu, la porte depuis laquelle le destin nous observe devient un axe terrible et implacable qui extermine la passion et l’amour.
Riccardo, Amelia et Renato forment un autre triangle dont la dissolution est annoncée par la vision d’Ulrica. Bien que les protagonistes et le public essayent de nier le mauvais augure, à la fin l’histoire s’abattra sur nous comme une lourde chape.
Au sein de ce montage, le chœur devient le messager du public et anticipe la tragédie finale que Riccardo et Amelia sont incapables de voir ; à travers ses mouvements sur la scène – un espace qui sera parfois plus proche du public que des protagonistes – il nous ouvrira une porte pour mieux entendre le message.
C’est tout le contraire qui arrive à la pauvre Ulrica qui, tout comme Cassandra, l’incomprise, essayera sans succès de révéler son destin à Riccardo et Amelia.
Un ballo in maschera est une histoire sur la cohérence et sur la manière de pousser les émotions jusque dans leurs derniers retranchements. Point de reproche envers les différents personnages : le fait qu’ils sont fidèles à leurs valeurs conduira l’histoire vers l’inévitable.
Malgré tout, au dernier moment, l’énergie du héro scellera toute tentative de vengeance. Riccardo oriente le final de cette histoire vers le même point auquel on arrive dans l’Orestie d’Eschyle : le jugement et la bonté triomphent sur l’irrationalité et la soif de vengeance. Dans cette proposition de montage, nous concluons l’histoire en refermant le cercle, et Ulrica émerge vers nous, vers les personnages et vers le chœur, avec un avertissement révélateur : « Il ne faut jamais tenter le destin. La voix de la terre-mère doit être écoutée et respectée ».
L’effort et le dévouement de Riccardo symbolisent l’énergie avec laquelle les professionnels de l’opéra luttent aujourd’hui avec toutes leurs forces pour maintenir à l’abri le monde des arts, si nécessaires à nos jours, et à la fois si méprisé par une partie de la société. De même que la passion et le dévouement de toute l’équipe du Théâtre de l’Opéra de Varna, il s’agit d’un trésor qu’il faut protéger. En ces temps de crise, Riccardo est sans nul doute la voix que nous devrions le plus écouter pour ne pas nous perdre dans l’obscurité de la barbarie.
Ignasi Cristià
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Les résultats vraiment satisfaisants commencent à surgir sur scène, avec le chef d’orchestre et les chanteurs. Ceci implique de modifier parfois des choix théâtraux qui, dans un premier moment, semblaient pertinents; il faut être prêts à rompre en permanence, afin de pouvoir construire sur les ruines. C’est ainsi que l’on arrive à obtenir une mise en scène originale et vitale. Comme disait Virginia Woolf : « La beauté doit être brisée chaque jour pour rester belle ».
1. Tu es un artiste très versatile et tu possèdes un parcours impressionnant. Ce qui semble néanmoins passer avant tout pour toi, c’est le travail sur l’espace. Tu as collaboré avec des musées et des opéras de prestige en Europe, tu as transformé des salles d’exposition… Où se situe Varna, au sein de cette diversité créatrice ? Que recherches-tu avec la mise en scène d’Un ballo in maschera ?
Travailler à Varna est un grand défi pour moi car c’est une ville qui possède une grande tradition d’opéra. Avec le projet d’Un ballo in maschera, je veux démontrer que l’opéra nous unit, bien que je sois moi-même de Barcelone. Je crois que les deux villes, les deux pays, partagent des valeurs similaires, ce que l’opéra met en évidence. Je crois qu’il peut être très enrichissant d’arriver à Varna avec un regard différent sur l’opéra, et voir la réaction du public. Je suis sûr, quand je rentrerai à Barcelone, que j’aurais beaucoup appris. C’est positif pour tout le monde.
Quand j’aborde le montage d’un opéra, mon processus créatif consiste à l’écouter d’abord de nombreuses fois. Il arrive un moment où je visualise la mise en scène, les situations dramatiques entre les personnages. C’est comme s’il était retransmis à la télévision dans mon propre cerveau. À partir de ce moment je dois arrêter la musique afin de pouvoir dessiner ce que je vois, la scénographie, les détails… Je le fais ainsi pour ne rien oublier. Je dois rembobiner plusieurs fois afin de pouvoir décrire ce que les chanteurs exécutent dans ma tête. Et très souvent je dois consulter le document d’origine, la partition, pour vérifier que tout concorde.
Le vrai travail de direction théâtrale commence quand tu te retrouves avec le chef d’orchestre et les chanteurs. C’est une fois sur scène que ma vision de l’opéra doit concorder avec l’équipe qui va l’interpréter. Le grand défi pour nous tous, Bulgares et les Espagnols, c’est que nous soyons capables de nous comprendre.
2. S’agit-il de ton premier projet dans un théâtre d’opéra bulgare ? Étais-tu allé en Bulgarie auparavant ?
C’est la première fois que je travaille en Bulgarie. Ce qui ressemble le plus à cette expérience, c’est mon travail à l’opéra de Vratislavie, en Pologne, en 1991, pour le ballet La fille mal gardée. J’ai l’impression de revivre ici ce moment si éloigné dans le temps.
Le principal souvenir que j’en avais retenu, c’était la sensation de faire partie d’une grande compagnie qui travaille pour un projet commun. Un sentiment d’appartenance très intense, que je perçois aussi ici. Cette manière de collaborer, de travailler en équipe, permet une bonne cohésion des travailleurs du théâtre.
3. Quel est ton concept scénique et visuel pour cette mise en scène ?
Un ballo in maschera est un grand opéra. Les personnages ont de grandes responsabilités et chacun possède une mission. Cette œuvre est tellement bien construite qu’elle présente une structure kaléidoscopique, c’est-à-dire que tu peux présenter le montage depuis plusieurs angles. On pourrait faire un montage en nous focalisant sur le point de vue d’Amelia, sur celui de Riccardo, celui d’Ulrica… Chacun d’eux offrirait une version différente, tout en interprétant la même partition. C’est là que réside la grandeur d’une œuvre bien écrite. Verdi permet au metteur en scène de lire son œuvre depuis plusieurs points de vue.
Dans cette version du Ballo j’ai choisi le personnage qui fait montre du comportement le plus humain : Renato. Et à partir du travail réalisé avec Venseslav Anastasov nous avons construit un personnage très crédible, plein d’incohérences et de contradictions, le moins monolithique, et qui change le plus pendant l’opéra. La complexité de Renato nous a permis de concevoir un montage très intéressant. Il était très important que le chanteur qui interprète Renato comprenne ce concept et, en plus d’être un grand chanteur, qu’il soit aussi un grand acteur. J’ai eu beaucoup de chance avec Venseslav, parce qu’il a compris à la perfection la proposition pour son personnage et a apporté des éléments que je ne voyais pas moi-même. C’est ainsi que l’on travaille au théâtre, et que l’on construit tout, à partir d’une base. Jusqu’à ce que l’on ait terminé, rien n’est inamovible: l’opéra et la pièce de théâtre continuent à grandir jusqu’au jour de la première. Nous avons parcouru un long chemin depuis le début des répétitions, et la dramaturgie s’est enrichie autour de l’axe que constitue Renato.
L’espace scénique sera dominé par une grande construction qui symbolise la force du destin et l’horreur de la tragédie. Grâce à Ulrica, nous savons tous ce qui va se passer, mais dans cette production nous nous réservons un élément surprise pour la fin, qui fera à coup sûr beaucoup réfléchir le public. Et ça, c’est lié à ce qui arrive, comme je faisais remarquer avant, quand une œuvre est bien écrite. Nous présenterons Renato comme le plus humain des protagonistes et, en le poussant jusqu’au bout de ses actions, nous nous comprendrons mieux nous-mêmes : nos peurs, notre sens de l’honneur quand nous-nous sentons trahis, etc. Qui ne s’est donc pas senti un jour trahi ? Et qui n’a jamais eu la tentation de commettre des folies, en se sentant blessé ? Nous comprendrons parfaitement Renato, même si nous ne partageons pas ses actions. Notre mise en scène met en relief cette partie plus humaine du grand opéra de Verdi.
4. Tu as travaillé avec le chef d’orchestre Krastin Nastev depuis Barcelone. Qu’est ce qui a été le plus important, selon toi, dans cette collaboration professionnelle ?
Nous avons mis en pratique une méthodologie de travail très intéressante. Krastin, à partir de la partition, tient beaucoup à récupérer ce que Verdi a raisonné en terme musical. Moi, en tant que metteur en scène, je dois extraire tout ce qui est possible du livret de Somma. Nous avons créé un tandem entre la musique et le drame. Lui s’est mis dans la peau du compositeur, et moi dans celle du librettiste. Au cours des répétitions, nous avons travaillé ensemble et ce que je recherchais dans les personnages, sous un angle théâtral, Krastin a su le trouver en terme de musique avec les chanteurs. Certaines remarques qu’il faisait sur la manière d’interpréter la partition coïncidaient pleinement avec les attitudes théâtrales dont j’avais besoin en ce qui concerne les personnages. Nous tirerons le plus grand profit de l’opéra en travaillant en parallèle, car l’action et la musique vont de pair, et c’est ainsi que nous le verrons sur scène.
5. Quel a été le rôle du concepteur des costumes, Iago Blaso, dans la stratégie visuelle de la représentation théâtrale?
Iago Blasi s’est joint tout de suite au montage, et a compris dès le premier instant le projet scénographique. Son regard est très intéressant et les personnages vont être montrés tout comme nous imaginons toujours les protagonistes d’un opéra de Verdi, mais en revanche le chœur apparaîtra habillé d’une manière très « casual », très informelle. Iago a créé une connexion très intense entre le chœur et le public, brisant ainsi la barrière que peut parfois créer un opéra du fait de son artificialité. L’aspect esthétique du chœur nous aidera à mieux comprendre l’histoire.
6. Tu es toi-même chanteur. As-tu été tenté de te présenter comme ténor à Varna ?
J’ai étudié au conservatoire du Liceu de Barcelone. J’ai également chanté deux fois dans le chœur du Grand théâtre du Liceu, dans deux productions, Lohengrin et La Damnation de Faust, avec deux chefs d’orchestre avec qui j’ai beaucoup appris, Götz Friedrich et Paolo Carignani. Je me suis même présenté au concours Montserrat Caballé, mais c’est là que je me suis rendu compte que mon destin n’était pas celui d’être chanteur. Mon expérience comme ténor m’a servi pour comprendre le travail des chanteurs et leur importance dans la représentation et l’interprétation des opéras. Étudier le chant m’a permis de me mettre dans leur peau. Diriger un opéra tout en possédant cette expérience musicale te rend plus proche et à l’écoute des chanteurs.
7. Quels obstacles t’a-t-il fallu surmonter à Varna afin de pouvoir appliquer tes idées ? Quelle différence y a-t-il entre la situation artistique d’ici et celle de l’Espagne et, en particulier, de la Catalogne ?
Autant Varna que Barcelone possèdent une tradition d’opéra centenaire, mais il y a ici quelque chose que je ne retrouve pas dans ma ville : une grande tradition de chanteurs. La Bulgarie a donné de nombreuses grandes voix au monde, et j’ai vu qu’à Varna les chanteurs font partie du tissu social. À Barcelone, rien de tout cela. Comme j’ai fait remarquer, je crois que des points de vue différents sont toujours enrichissants, et l’opéra est une discipline habituée à l’échange. Les chanteurs, les chefs d’orchestre et les metteurs en scène sont habitués à être de nationalités différentes, et chacun apporte son propre point de vue, ce qui est très positif et constructif, et cela nous unit bien plus que cela nous sépare.
8. Quels sont les projets qui t’attendent après Varna ?
Plusieurs projets m’attendent, mais le plus intéressant est la récupération d’une œuvre musicale sur Médée, d’Euripide, une pièce qui n’a pas été interprétée depuis la guerre civile espagnole. Il s’agit d’une œuvre du grand compositeur catalan Joan Manén, avec un livret d’Ambrosi Carrion, dramaturge très prestigieux à l’époque et qui dut s’exiler après la guerre. Mon grand-oncle avait composé plusieurs pièces musicales de théâtre pour Carrion. Pour moi, ce montage possèdera une grande valeur sentimentale, car il me permettra de travailler sur l’œuvre d’un dramaturge proche de ma famille. Il n’existe aucun enregistrement et, par conséquent, nous n’avons aucune référence quant au style de l’interprétation de l’époque. Le texte est en espagnol et l’œuvre est conçue pour un orchestre à cordes, un piano, un orgue et une actrice. Je serai responsable de la mise en scène et de la direction de l’actrice, Susanna Garachana.
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